On ne saurait trop recommander la lecture du livre de Glenn Greenwald Nulle part où se cacher (J.C. Lattès 2014). G. Greenwald est en effet ce journaliste américain du Guardian qui a contribué à diffuser les révélations d’Edward Snowden, l’agent de la NSA (Agence nationale de sécurité) qui a divulgué comment le gouvernement américain espionnait les communications et les réseaux Internet du monde entier.
Car ce livre – qui se lit comme un véritable roman policier plein de suspense – contient de très remarquables informations.
Les grandes oreilles de l’Oncle Sam
D’abord parce l’auteur revient en détail, et pièces à l’appui, sur l’étendue des révélations d’Edward Snowden.
On y voit notamment comment la NSA a mis en place des dispositifs sophistiqués pour intercepter toutes les communications, sans aucun contrôle judiciaire et au mépris des engagements pris devant le Congrès, au nom de la « sécurité nationale », de la « lutte contre le terrorisme » et grâce aux dispositions du « Patriot Act ».
On voit que la NSA espionne tout le monde et pas seulement les seuls « terroristes » présumés. On y voit aussi comment la Grande-Bretagne, le Canada, l’Australie et la Nouvelle-Zélande collaborent à ce dispositif d’espionnage sans précédent en relayant les grandes oreilles de l’Oncle Sam. Mais l’auteur montre aussi que les gouvernements « alliés » collaborent au dispositif : au premier chef Israël, mais aussi les « alliés » européens, dont la France, soit dit en passant. C’est-à-dire que ces pays se rendent complices de l’espionnage de leurs propres concitoyens par les Etats-Unis !
Un fructueux marché
Les révélations d’E. Snowden mettent aussi en lumière que les réseaux de téléphonie privés et les majors de l’Internet constituent un rouage essentiel de ce système d’espionnage mondial et qu’ils y trouvent au surplus un intérêt financier. Ce réseau d’espionnage représente donc un nouvel exemple remarquable de privatisation d’une fonction souveraine supposée, typique de la post-démocratie.
Tout ceci était bien connu des initiés mais l’ouvrage de G. Greenwald a le réel mérite de tout remettre en perspective, ce dont se gardent bien évidemment nos médias de propagande.
Une surveillance totalitaire
L’auteur démontre comment les Etats-Unis et leurs alliés anglo-saxons et israéliens ont mis en place un système de surveillance totalitaire des télécommunications qui vise clairement à réduire à néant toute possibilité de communication véritablement privée. Or s’attaquer à l’intimité des gens, loin de contribuer à une prétendue « transparence », constitue une atteinte majeure à leur liberté.
Le livre de G. Greenwald ouvre sur ce plan d’intéressantes perspectives sur les effets psychologiques de la surveillance des individus. Différentes études montrent en effet que le fait de se savoir surveillé induisait un comportement plus conformiste. En d’autres termes, la surveillance mondiale de l’intimité des individus a le même effet que le « politiquement correct » : elle permet de favoriser le conformisme aux « valeurs » diffusées par le Système.
Cela traduit aussi l’évolution préoccupante du pouvoir en post-démocratie : la transparence tant vantée ne s’applique qu’aux citoyens mais pas aux instances dirigeantes qui ont mis en place ce système d’écoute mondiale dans le secret le plus opaque.
En outre, les agences gouvernementales américaines utilisent les masses gigantesques d’informations recueillies à d’autres fins que la lutte contre le crime organisé : notamment pour procurer aux Etats-Unis un avantage décisif dans les négociations diplomatiques ou en matière économique. G. Greenwald rappelle aussi que cette surveillance gigantesque n’a quasiment aucun effet sur le « terrorisme » qu’elle est censée prévenir pour la simple raison qu’elle vise en réalité de tout autres buts.
Les médias en tutelle
Nulle part où se cacher a aussi pour intérêt de nous décrire comment le système médiatique américain a relayé fidèlement les arguments et accusations de Washington à l’encontre de Snowden et des whistle-blowers – ce qui illustre que le « quatrième pouvoir » a changé de nature : il ne sert plus à contrôler et donc à contrer l’oligarchie politique, mais au contraire à lui offrir une caisse de résonnance.
On apprend en effet que la presse américaine avait pour principe de ne rien publier qui concerne la sécurité nationale sans en informer au préalable le Département d’Etat afin de lui laisser le temps de réagir… Bel exemple de censure au pays de la statue de la liberté et du journalisme d’investigation !
Donc comment diffuser les révélations d’E. Snowden sans enfreindre cette pratique ? Car l’auteur montre aussi comment, malgré le discours lénifiant de l’administration Obama – largement repris en Occident, comme de bien entendu – sur la protection des « lanceurs d’alerte » (whistle-blowers), en réalité la menace judiciaire est omniprésente grâce à une approche extensive de la notion de complicité retenue par les tribunaux pour tout ce qui a trait à la sécurité nationale.
Un journaliste – et sa rédaction, par la même occasion – qui donne la parole à quelqu’un réputé nuire à la « sécurité nationale » ne risque-t-il donc pas d’être poursuivi pour complicité ? D’ailleurs le premier réflexe des rédacteurs du Guardian au vu des révélations de Snowden a été… de consulter leurs avocats !
L’auteur lui-même rappelle comment il a fait l’objet d’une mise en cause insidieuse visant à essayer de présenter son rôle dans la diffusion des révélations de Snowden non pas comme une activité journalistique normale, mais comme une œuvre de militant et de recéleur d’informations secrètes, cela afin de le diaboliser et d’essayer de le priver de la protection liée à son statut de journaliste.
Le côté obscur de l’Amérique
G. Greenwald nous présente par là-même une Amérique bien éloignée de l’image d’Epinal que le système médiatique occidental a su donner d’elle depuis 50 ans. Il nous décrit un bien curieux « pays de la liberté » où les agences gouvernementales espionnent les citoyens en permanence, où le système carcéral est le plus développé des pays occidentaux et où il vaut mieux ne pas jouer les lanceurs d’alerte contre les pratiques illégales des gouvernants. Un régime de surveillance qui n’a manifestement rien à envier à celui de la Chine ou de l’Allemagne de l’Est !
Il révèle aussi comment la mise en place de ce système d’espionnage des communications a bafoué la lettre et surtout l’esprit de la Constitution des Etats-Unis, puisque le secret de la correspondance n’est plus assuré. Car l’intervention des parlementaires a eu pour seul effet de renforcer le système de surveillance et l’impunité de la NSA, au lieu du contraire. Ce qui nous rappelle ce qui se passe aussi dans notre pays au nom de la lutte contre le « terrorisme », le « djihadisme » ou les « discriminations » : nos parlementaires sont toujours d’accord pour renforcer la surveillance des communications et surtout d’Internet, donc pour réduire la liberté des citoyens.
Nouvelles technologies ou nouvelles chaînes ?
Nulle part où se cacher nous invite enfin par là-même à nous interroger sur la signification de l’engouement de l’oligarchie occidentale pour les « nouvelles technologies de l’information », la « dématérialisation », le déploiement de l’Internet ou des réseaux sociaux.
S’agit-il de la manifestation d’une préférence pour la modernité et les opportunités qu’offre Internet ou, au contraire, la manifestation d’une volonté cynique de l’oligarchie de promouvoir l’usage exclusif de moyens qui lui permettront un contrôle et une surveillance permanents des citoyens à un niveau inégalé dans l’histoire ? Avec cette circonstance aggravante que ces moyens de communication dématérialisés font l’objet d’un véritable engouement de la part de la population, savamment cultivé par la désinformation publicitaire.
Le lecteur tranchera.
Mais toujours est-il qu’à la lecture du livre de Glenn Greenwald on regarde désormais d’une autre façon son téléphone portable, son GPS ou son micro-ordinateur…
Michel Geoffroy
source Polémia