Entretien avec Jean-Claude Rolinat
Jean-Claude Rolinat aime à parcourir le monde et découvrir ses curiosités touristiques, historiques et politiques. Pronunciamiento sous les tropiques est le seul roman qu’il ait publié, et est la reprise actualisée et enrichie du titre original paru en 1980. Il est également l’auteur de nombreux ouvrages d’actualité géopolitique et de biographies du rhodésien Ian Smith au finlandais Mannerheim en passant par l’Argentine des Perón.
(propos recueillis par Fabrice Dutilleul).
« Les mondes imaginaires sont souvent une transposition tirée du monde réel : en deux mots, « fiction » et « réalité ».Mutation d’un contexte idéologique, et adaptation à l’époque lors de la parution des albums »
Vous venez de publier le Guide touristique et géopolitique des pays imaginaires de la bande dessinée. C’est original d’entreprendre pareilles recherches…
Dans tout adulte sommeille un cœur d’enfant. Vous pouvez dire que je suis un enfant qui n’aurait pas grandi… Oui, je reste encore attaché à mes héros de jeunesse, une époque où les Mangas n’avaient pas encore envahi le monde de la bande dessinée. Un univers de rêve, avec des personnages bien typés : Tintin, Haddock, Tournesol, Spirou et Fantasio – je me reconnais un peu dans celui-ci ! – Blake le Gallois et Mortimer l’Écossais, Lucky Luke et sa « sibiche » remplacée par un brin d’herbe – au fou ! – les « Ricains » de Buck Danny, sortis de la guerre du Pacifique, qui ne prennent pas une ride au fur et à mesure que l’actualité les balade dans les conflits du XXe siècle. Pensons aussi à leurs collègues – rivaux ? – Tanguy et Laverdure, qui font briller nos cocardes sous tous les cieux et n’oublions pas non plus Pom et Teddy, une histoire « d’enfants de la balle » projetés aux Indes, dans la mystérieuse Principauté du Yanagar, Michel Vaillant et ses bolides… Astérix a un concurrent dans le monde antique avec Alix, qui voyage d’un bout à l’autre de l’Empire romain jusqu’à ses confins, ou encore le journaliste Lefranc, ces deux derniers personnages créés par Jacques Martin, un autre grand dessinateur de la célèbre « ligne claire belge », avec Edgar P. Jacobs. Nous devons beaucoup à ce pays pour la BD. Et puis, tous ces personnages voyagent. Ils m’ont invité à parcourir le monde, à vérifier si la fiction rejoignait la réalité. Oui, j’ai parcouru le Sud aux côtés du petit peau-rouge Kidoklahoma, j’ai chevauché dans l’Ouest mythique en compagnie de Jerry Spring, j’ai débarqué dans les îles du Pacifique avec le GI Garry, visité l’Amérique latine avec le général Alcazar et le général Zantas…
Avec ce livre, vous avez entrepris une recherche systématique des pays inventés de toute pièce par les scénaristes et les dessinateurs ; à quels mobiles répondent-ils ?
Il faut de l’humour et de la fantaisie, mais il faut aussi du réel, du crédible. Si les auteurs doivent avoir la plus totale liberté de faire évoluer leur personnage dans des mondes imaginaires, il faut que ces mondes – en dehors de la science-fiction – aient une certaine matérialité. Quand Hergé propulse son héros à la houppette accompagné de Milou, dans une Syldavie menacée par la Bordurie, nous sommes à deux doigts de la IIe Guerre mondiale. En fait, Il utilise un faux nez pour parler d’un contexte très précis, les allusions y sont très nombreuses. La petite Syldavie, une copie du Monténégro ou de l’Albanie balkaniques dans Le Sceptre d’Ottokar, est menacée d’un Anschluss, comme l’était l’Autriche face au totalitarisme de l’Allemagne hitlérienne. Le « bon », c’est le Roi Muskar XII, portrait craché du Roi Zog 1er d’Albanie, avec quasiment le même uniforme. Le méchant, c’est la Bordurie qui veut l’annexer. Bien des années plus tard, Hergé réutilisera ces deux pays dans L’Affaire Tournesol, d’un réalisme saisissant, mais dans un tout autre contexte géopolitique. Là, la Bordurie est le cache-sexe de… l’URSS, avec son maréchal Plekszy-Gladz et ses moustaches emblématiques, qui font immédiatement penser à celles de Staline « Le petit père des peuples ». Et nous voyons dans ce pays qui cherche à obtenir l’arme suprême inventée par le professeur Tournesol, un double de l’Union soviétique impérialiste, menaçant le monde pendant la guerre froide. Même les agents de la ZEP, en imperméable, aussi ridiculisés qu’ils soient par l’auteur, nous font immanquablement songer à ceux du KGB ou de la GESTAPO des « années noires » !
Votre guide multiplie les comparaisons et vous faites même visiter ces « pays de papier » à vos lecteurs…
Absolument. Si l’on regarde attentivement les détails que nous fournissent les scénaristes et les dessinateurs, on peut très bien les reconstituer, savoir quoi et où manger – je vous recommande « un gigot de chien », un szlaszeck (Hergé a même poussé le « vice » jusqu’à inventer une langue syldave et bordure, en s’inspirant du patois wallon !) aux champignons – dans un restaurant syldave, que l’on découvre dans Le Sceptre d’Ottokar… quel opéra aller voir en Bordurie,… quoi faire… que visite… quelle compagnie d’aviation emprunter (la Syldair, la Palombian World Airways, la Santaéro)… quelle monnaie utiliser… quel drapeau respecter… quel personnage historique a marqué ces États « bidon », lesquels ont pourtant une certaine épaisseur pour ne pas dire une épaisseur certaine, celle que leur donnent les auteurs. Dans l’album, Le Sceptre d’Ottokar, Hergé a même poussé très loin l’évocation du « Royaume du pélican noir », en faisant lire à Tintin dans l’avion qui l’emmène vers Klow, une brochure touristique sur la Syldavie ! Mais les auteurs sont parfois en mal d’imagination pour trouver des noms d’États. C’est ainsi que l’on recense plusieurs Managua – réelle capitale du Nicaragua ! – ou encore un « Bamago », pour Bamako, Mali, dans les aventures de Wayne Shelton. Mais, bon, il faut séparer le bon grain de l’ivraie, et le lecteur attentif comme moi, s’y retrouvera. Il ira visiter le Wurtenheim en pensant à la principauté du Liechtenstein, et le San Larco en pensant à Monaco…
Pour distrayantes que soient ces bandes dessinées, y voyez-vous comme des clins d’œil à la politique internationale ?
Redisons-le, ces mondes imaginaires sont souvent une transposition tirée du monde réel : en deux mots, « fiction » et « réalité ». Mutation d’un contexte idéologique, et adaptation à l’époque lors de la parution des albums. Tintin au pays des Soviets est sorti dans l’entre-deux guerres. Si Hergé était encore de ce monde, il ne dépeindrait pas l’ex-URSS ou la Russie de Poutine, de cette façon-là. Tintin au pays de l’or noir, première version, se situe en plein milieu de la guerre qui oppose Arabes et Juifs en Palestine – déjà ! – contrôlée par les Britanniques. La deuxième version, complètement redessinée, se déroule dans un Khemed qui pourrait aussi bien être l’Arabie saoudite, le Koweit ou le Qatar, au moment de l’émergence de la production pétrolière. Dans Coke en stock, les grottes où sont réfugiés l’émir Ben Kalish Ezab et sa suite – comme jadis l’Imam El Badr du Yémen ? – évoquent celles de Pétra en Jordanie. La fiction, ce peut être parfois, une immersion dans le passé, ou dans d’improbables contrées qu’il est difficile de situer dans l’espace et le temps avec, par exemple, les aventures de Blake et Mortimer. Pour conclure, au-delà des apparences souvent humoristiques ou palpitantes que vivent les héros de papier, il y a dans les États imaginaires, une géopolitique de la bande dessinée, comme s’en est accaparée aussi, le monde du roman et du cinéma. Et les auteurs ne se privent pas d’inventer des symboles pour donner du corps et de l’épaisseur à leurs pays inventés de toute pièce…
Éditions Dualpha, 298 pages, 35 euros, planche couleurs des drapeaux.