Pierre Schoendoerffer est mort le 14 mars 2012. Cette disparition fut marquée d’hommages bien discrets. Avec lui, on enterrait l’incarnation d’un monde qui n’existait plus, d’un monde à jamais disparu. Seuls quelques nostalgiques se remémoraient la grandeur de l’empire colonial français, quand la France se battait en Indochine. La vie tumultueuse de Pierre Schoendoerffer mérite que l’on s’y arrête.
En 1952, à l’âge de 24 ans, il rêve de devenir caméraman. Il s’engage et réussit, à coup d’audace et de piston, à intégrer le service cinématographique des armées. Caméra au poing, il suit ses frères d’armes le long de la piste. Une progression sans fin où les hommes de guerre passent de coups de mains en embuscades ou en accrochages. La mort est au bout du chemin. Une croisade sans croix quand la jungle avale des ombres qui disparaissent dans l’indifférence générale. En France, au joyeux temps des Trente Glorieuses, cette guerre menée au nom du colonialisme se déroule dans l’indifférence générale quand elle n’est pas sujette à de sévères critiques. Le crapahutage du caméraman-soldat se termine à Diên Biên Phu. Le camp encerclé succombe sous l’assaut des Viets. L’immense cohorte des prisonniers s’ébranle vers les camps de la mort lente. Il y aura peu de survivants.
Pierre Schoendoerffer, qui a réalisé La 317e Section, seul film conséquent sur cette guerre si obstinément oubliée, a voulu apporter, à la fin de sa vie, encore une fois son témoignage. Il a eu l’idée originale de trouver, en la personne de Patrick Forestier, un compère. Journaliste de son état, celui-ci a sillonné la planète et s’est trouvé, en tant que civil, sur une multitude de théâtres d’opérations où les hommes se déchirent, emportés par leur fureur exterminatrice. Il fut, en tant que grand reporter à Paris Match, témoin de la guerre opposant Iraniens et Irakiens. Il a assisté aux massacres du Rwanda, fut à Sarajevo, à Gaza. Il connaît l’Afghanistan où il a usé les semelles de ses rangers.
Les deux bonshommes étaient faits pour s’entendre. Ils pouvaient se comprendre, se parler d’homme à homme sans chichis et sans complaisance. Un étonnant dialogue se noue et se déroule au fil des pages. Il y a là de la malice. Vingt-six ans séparent nos deux protagonistes. Une génération. Cette différence d’âge fait qu’ils ne portent pas le même regard sur les événements rapportés.
Au cours de ce récit à deux voix, Schoendoerffer et Forestier échangent des propos sans épanchements ni fioritures. Ici, on meurt. On accompagne la mort sans états d’âme. On est frappé par un ton froid, par un regard détaché, presque distant concernant les faits. Ils montrent une pudeur presque excessive. Le lecteur est désarçonné en lisant ces échanges où nos deux compères se vouvoient. De ce fait, les propos échangés paraissent convenus. Ces deux-là, qui ont plongé dans le chaos, ont connu la violence portée à son extrême, se sont vautrés dans les bordels et ont rêvé en goûtant bien des substances opiacées, se parlent comme un employé de bureau s’adressant à son supérieur. Cette urbanité excessive affaiblit la crédibilité de ces deux loups de guerre qui l’ont rudement regardée droit dans les yeux.
Oublions ce travers dicté par une convention ridicule. Schoendoerffer décrit la fin d’un monde. Il entonne un chant funèbre pour l’empire qui disparaît, emporté par le vent de l’histoire. Il raconte les derniers jours de Diên Biên Phu. Cette position retranchée est condamnée et tout le monde le sait. Une situation sans espoir. Des hommes du train, de l’intendance, de l’artillerie, de l’infanterie se portent volontaires pour sauter afin de rejoindre légionnaires et paras. Ils se font pistonner pour rentrer dans la carlingue des derniers avions qui vont survoler ce poste. La plupart d’entre eux n’ont jamais passé une portière. Qu’importe. Le parachute finira bien par s’ouvrir, et après, à la grâce de Dieu… Un saut qui est un voyage sans retour, effectué par des hommes qui ne sont pas des desperados ou des suicidaires. En lisant ce récit soixante ans après, on est frappé de stupeur. On s’interroge. On cherche en vain une explication raisonnable. Leur geste devait dépasser le patriotisme. Il ne faut pas oublier l’esprit de corps et une véritable passion pour cette Indochine qui ne pouvait pas tomber entre les mains des communistes du Viêt Minh. Comment comprendre l’héroïsme de masse ? Certains devaient y aller pour l’honneur, d’autres faisaient un bras d’honneur à une France sombrant dans les délices de la consommation. Ils adressaient à une patrie qui les oubliait un « Ceux qui vont mourir te saluent ».
Patrick Forestier sait, au fond de de lui-même, que ces deux époques n’ont rien de commun. Au temps de Schoendoerffer, l’épopée pouvait encore avoir lieu. Forestier, lui, participe à une geste extrêmement téméraire mais solitaire, afin d’apporter un témoignage glacé sur des univers emportés par la démence. Il faut entendre les récits croisés de ces deux témoins-voyeurs qui ont non seulement regardé la guerre, mais la racontent avant que le temps du silence ne s’instaure.
Image à la une -Pierre Schoendoerffer, ici en 2007, à Paris. © Joël Saget / AFP