Le défilé du 14 Juillet sur les Champs-Elysées a une histoire retraçant celle de l’expression du lien collectif qui entretient la cohésion de notre peuple. Son évolution plonge dans sa longue mémoire, celle qu’on raconte rarement.
Aller « fêter, voir et complimenter l’armée française »(1) appartient à une tradition immémoriale qui veut que l’on acclame les troupes victorieuses, les garantes de l’indépendance d’un peuple. Les Romains organisaient des triomphes, les rois des défilés et des carrousels, les révolutionnaires vont innover en créant de grandes fêtes patriotiques sur le Champ-de-Mars en commençant par la fête de la Fédération. 300.000 spectateurs, suivant les estimations de l’époque, jamais autant de personnes n’avaient été réunies en un même lieu.
Les monarques se gardaient bien de rassembler des foules difficiles à contrôler. Les seules grandes masses d’individus sont les armées, mais le soldat doit obéir aux signaux d’ordres transmis au tambour ou à la trompette, avec la peine capitale en cas de refus. La fête de la Fédération marque l’entrée dans une nouvelle ère, celle de la nécessité de gouverner en se conciliant l’opinion publique, une sorte de retour à l’évergétisme antique.
Au-delà du calcul politique, il y a la nécessité d’exprimer le lien sociétal où, dans la festivité comme dans le cérémonial, la musique joue un rôle sacralisateur essentiel(2). Les individus existent au sein de communautés qui ont besoin de règles pour fonctionner. Ces règles subissent une double contrainte, d’abord leur concurrence avec la volonté individuelle, ensuite leur rigidité face aux transformations constantes des sociétés. La survie des collectivités impose l’observation de ces règles. Pour garantir cette observation, les sociétés traditionnelles les ont enracinées dans le surnaturel, dans une croyance collective dépassant la condition limitée des individus et les élevant en les transcendant vers l’intérêt collectif.
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L’observation des règles par tous est une chose, mais elle a régulièrement besoin d’être confortée par des festivités publiques. Jusqu’à la Révolution, l’Eglise est en charge de l’expression de ce lien collectif à travers la liturgie sacrée et les manifestations publiques de foi que sont les processions et les pèlerinages, les sonneries des cloches marquant le temps collectif.
En retirant à l’Église la charge de la liturgie collective par le décret sur la liberté des cultes, les révolutionnaires ne sont pas capables de proposer de solution alternative fonctionnelle, leurs cultes ridicules à la déesse Raison ou l’Etre suprême mènent le peuple à la révolte. Pour éviter la guerre civile avec la remise en cause des « acquis » de la Révolution, tout particulièrement la confiscation des biens nationaux, les révolutionnaires font appel à un militaire qui va prendre en charge la nouvelle liturgie collective, et jeter les bases de celle qui existe toujours aujourd’hui, notamment pour le défilé du 14 Juillet.
1804 et l’élaboration d’une liturgie collective
Le Champ-de-Mars, où a lieu la remise des aigles le 5 décembre 1804, devient le lieu de l’expérimentation de la nouvelle liturgie. Militaire, l’Empereur s’appuie sur l’armée pour le cérémonial, car d’un point de vue pratique il n’y a pas de différence notable entre une cérémonie religieuse et une cérémonie militaire. L’espace où va se dérouler la liturgie est sacralisé en étant délimité par ceux qui y participent, civils et militaires, aussi bien que clergé et fidèles. Le temps pendant lequel se déroule la liturgie est sacralisé par des instruments de musique (clochettes, tambours ou clairons) marquant ses différentes étapes. Les gestes ritualisés avec lesquels l’assistance peut s’associer – se signer et s’agenouiller à l’église ou se lever et se découvrir pour la Marseillaise et le drapeau –, participent de cette adhésion physique des individus à une expression collective qui est globalement incarnée par les soldats défilant au pas cadencé. Le drapeau régimentaire est normalisé en 1804, jusque là, à part le drapeau blanc de la compagnie colonelle, les autres étaient aux couleurs de l’unité. En 1812 les soies sont remplacées par un nouveau modèle aux bandes verticales. Une distribution de drapeaux régimentaires a lieu au Champ-de-Mars en 1815 consacrant l’adoption de ce qui est en train de devenir un emblème national.
Les différents régimes qui vont se succéder au cours du XIXème siècle vont reprendre le cérémonial de 1804 pour la remise de leurs emblèmes : 7 septembre 1814, 1er juin 1815, 20 juin 1816, 29 août 1830 et 27 mars 1831, et 10 mai 1852. Seule exception, la remise des drapeaux de la IIème République se fait devant l’Arc de triomphe le 20 avril 1848 et c’est aussi la seule qui n’intègre pas une messe à la cérémonie. En effet, la sacralisation du cérémonial militaire ne se conçoit pas sans une cérémonie religieuse.
1880, l’armée est le liturgiste du cérémonial collectif
Ainsi quand en 1880, l’année suivant l’adoption de la Marseillaise comme hymne national, la remise des nouveaux drapeaux se fait sur l’hippodrome de Longchamp, la rupture avec l’ordre ancien est définitivement consommée. A partir de 1872 et la généralisation de la conscription justifiée par la défaite de 1870, l’armée devient « l’arche sainte ». Ce terme emprunté à l’Ancien Testament illustre une volonté de rupture. Le repère biblique est chargé de maintenir une apparente continuité alors que le cérémonial religieux est définitivement exclu des cérémonies officielles(3). En devenant le seul opérateur de la liturgie collective, l’armée acquiert effectivement la sacralité qui en découle et le sang du sacrifice n’est plus celui du Christ, mais celui des soldats-citoyens mourant pour la patrie. Le renouvellement annuel de cette cérémonie devient un rappel du nouveau rôle de l’armée dans la nation.
La remise des nouveaux drapeaux en soie sur l’hippodrome de Longchamp le 14 juillet 1880 incarne cette volonté de transfert. Cependant, malgré l’apport de nouveaux symboles (hymne, devise, fête nationale, drapeau…), la « mystique républicaine »n’a pas la profondeur de celle qu’elle veut éliminer et n’est capable de mettre en place qu’une liturgie inaboutie dans un calendrier toujours imprégné de références religieuses. Les offensives législatives pour réduire l’influence de la religion (décrets sur les congrégations, législation scolaire, loi de séparation de l’Eglise et de l’Etat) s’inscrivent dans cette tentative de remplacement des symboles collectifs séculaires mais échoue finalement à les éliminer. Cette lutte est interrompue par la Grande Guerre, elle reprend avec le cartel des gauches et se poursuit encore de nos jours. S’il s’agit d’un combat contre la religion catholique, il est aussi celui de l’échec du remplacement des repères collectifs. Le nouveau pouvoir politique, étant incapable de fournir une alternative crédible aux symboles ancestraux, ne contribue qu’à affaiblir l’expression du lien collectif et par là même ce qui fait l’unité nationale. Cette tentative d’élimination revendique la continuité des idéaux révolutionnaires. Mal conçu, le projet avait déjà en partie échoué en débouchant sur l’Empire et la Restauration.L’échec du remplacement des repères collectifs illustre la faiblesse de la préparation de l’opération révolutionnaire qui est aussi celle de la base idéologique des organisations qui l’ont conçue, en l’occurrence la franc-maçonnerie. Ce point de vue factuel des événements révolutionnaires s’inscrit dans la longue mémoire du peuple et illustre sa capacité de résistance face à des processus de dissolution, il relativise les thèses de l’abbé Barruel(4) et d’Augustin Cochin(5) qui ont eu le mérite de mettre en évidence l’influence occulte des loges. Si la mainmise sur les biens du clergé a été une réussite, l’objectif idéologique d’élimination de « l’obscurantisme » a échoué et le retour de la messe dans le cérémonial public l’illustre dès 1804. Le transfert à Longchamp en 1880 n’en est que plus symbolique d’une République triomphante qui réussit finalement, après 90 ans de tentatives infructueuses, à imposer un modèle symbolique qui survit encore aujourd’hui. Il n’empêche que ces repères collectifs souffrent d’un manque de transcendance. Référence des révolutionnaires, le principe rousseauiste du contrat social relève plus de la gestion de conflits entre intérêts privés que de la recherche du bien commun. Tant et si bien que la perception de la dimension sacrificielle de l’état militaire disparaît au sein de la population malgré les récentes et louables tentatives de mise en place d’un cérémonial particulier sur le pont Alexandre-III. L’arche sainte est devenue la variable d’ajustement budgétaire d’un pays qui préfère brader son indépendance et son identité millénaires sur l’autel d’un niveau de vie largement surévalué. Au-delà de toute considération sur la transcendance du lien sociétal, l’état du cérémonial illustre à quel niveau sont tombés les grands idéaux républicains.
La revue militaire du 14 Juillet se déroule à Longchamp jusqu’à la déclaration de guerre de 1914. Après la parenthèse de la Grande Guerre, le défilé de la victoire de 1919 passe sous l’Arc de triomphe inaugurant une nouvelle forme de cérémonial militaire en traversant Paris et en empruntant les Champs-Elysées qui se trouvent ainsi consacrés. Le président Giscard d’Estaing change l’itinéraire à plusieurs reprises (Bastille-République, cours de Vincennes, Invalides-Ecole militaire), mais aucun de ses successeurs n’a plus remis en cause le choix des Champs-Elysées.
Contrairement à ce que certains laissent entendre, les contestations régulières des représentants de l’Etat lors des cérémonies traditionnelles ne sont pas une remise en cause des institutions, mais bien au contraire l’opposition à leur destruction par ceux-là même qui sont à leur tête. La perversité de la situation vient du chaos auquel nous conduisent ceux-là même qui utilisent ces institutions pour mieux détruire ce qui en reste. L’état de l’armée en est la parfaite illustration : elle n’est mise à l’honneur que pour mieux réduire son budget et affecter ses capacités opérationnelles.
Thierry Bouzard
Crédit photo : titanet via Flickr (cc)
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Notes :
(1) Ces paroles popularisées par Paulus avaient été écrites au soir de la revue du 14 juillet 1886 sous le titre de En revenant de la revue.
(2) http://www.polemia.com/musique-et-identite-un-pouvoir-a-reprendre
(3) Le terme est aussi emprunté au vocabulaire maçonnique : L’Arche Sainte ou le guide du franc-maçon, Lyon, 1851.
(4) Abbé Barruel, Mémoires pour servir à l’histoire du jacobinisme, Hambourg, 5 vol., P. Fauche, 1798-1799.
(5) Augustin Cochin, Les sociétés de pensée et la démocratie moderne: Études d’histoire révolutionnaire, Paris, Plon-Nourrit et Cie, 1921.