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[Culture d’Europe] Légendes du Moyen-Âge : Roncevaux (3/4)

 

D’après les Légendes du Moyen-Âge, de Gaston Paris. Hachette, 1903. Texte sous licence Creative Commons.

Notre voiture contourne les bâtiments de l’hospice (Real Casa de Roncesvalles), — qui servent encore de résidence à douze chanoines augustins, — puis l’église collégiale, passe devant la chapelle funéraire et la petite église dont je parlerai tout à l’heure, et s’arrête devant la posada du village : l’aspect n’en est pas fort engageant, si bien que nous poussons jusqu’à Burguete, où s’arrête le courrier, et où nous espérons être un peu mieux logés. En revoyant, le lendemain, la posada de Roncevaux, nous lui avons fait amende honorable. Elle contient des chambres très propres, et la maison elle-même, si elle a une façade peu attrayante, a sur la droite un côté assez curieux : un mur sous pignon, bâti en grosses pierres carrées noires et blanches formant damier ; de chaque côté de la petite fenêtre qui occupe le milieu, deux pierres sculptées avec la croix crossée, insigne des chanoines, et la date 1612 : c’est évidemment une ancienne dépendance de l’hospice. Nous y avons déjeuné en compagnie de rouliers et de muletiers basques, d’un beau type vigoureux et svelte, qui se sont montrés d’une politesse accomplie envers les étrangers.

L’hospice de Roncesvalles. © photo : DR

Pour arriver à Burguete, nous traversons le plateau de Roncevaux dans une grande partie de sa longueur, ce qui nous en donne une première et déjà assez complète idée.

Si je n’avais été prévenu par la lecture de descriptions antérieures, j’aurais éprouvé une vive surprise. La Chanson de Roland évoque pour nous, avec une incomparable puissance, autour du nom de Roncevaux l’image de gorges profondes, de hauts rochers sombres laissant entre eux d’étroits défilés :

Hauts sont les monts et les vaux ténébreux,
Les roches bises, les détroits merveilleux…

Hauts sont les monts et ténébreux et grands,
Les vaux profonds où courent les torrents.

« Roncevaux ! vallon triste et sombre ! » Quel n’est donc pas l’étonnement du promeneur imbu de ces impressions, quand il arrive sur ce plateau spacieux, qui s’arrondit comme une large coupe entre des montagnes à pente douce.

Ce tableau si vigoureusement tracé en si peu de traits s’est gravé dans l’imagination. « Roncevaux ! vallon triste et sombre ! » faisait chanter le bon Mermet à un chœur de guerriers sarrasins, et le décor final de son Roland à Roncevaux était sinistre à souhait. Quel n’est donc pas l’étonnement du touriste imbu de ces impressions, quand il arrive sur ce plateau spacieux, qui s’arrondit comme une large coupe entre des montagnes à pente douce, — c’est bien probablement un ancien lac, — et qui ne présente aux yeux que des aspects de riante idylle ! « Le regard se promène, dit P. Rajna, sur une vaste plaine elliptique, toute verdoyante d’arbres et de prairies, ceinte de hauteurs gazonnées et boisées du pied au sommet, et qui, l’altitude étant déjà ici d’environ mille mètres au-dessus du niveau de la mer, ont l’air de collines plutôt que de montagnes. » Et un auteur espagnol, enthousiaste historien de la Real Casa de Roncevaux, décrit ainsi la plaine où elle s’élève : « La vallée, de forme elliptique irrégulière, a cinq kilomètres dans son plus grand diamètre, trois dans le plus petit. Une masse d’arbres magnifiques y permet la promenade même au mois de juillet quand le soleil est au zénith : ses rayons ne pénètrent pas dans les frais sentiers qui traversent ces bois de hêtres séculaires, et l’herbe qui y croît récrée la vue par ce vert obscur des plantes vierges des rayons solaires, de même que l’odorat ne se lasse pas de sentir le parfum des fleurs et que l’ouïe est charmée par le gazouillement des mille espèces d’oiseaux qui peuplent les bois… Pour que rien ne manque à Roncevaux, tout n’y est pas forêt. Il y a de vastes prairies où, grâce à l’humidité de l’atmosphère, croît une herbe luxuriante ; des ruisseaux y serpentent et semblent au soleil des lames d’argent. Toute la plaine est entourée de montagnes, embellies parla frondaison touffue de hêtres robustes. De tout point élevé on a une perspective magnifique… Tout ce que l’imagination peut créer, tout ce que le désir peut souhaiter, est réuni là. » (H. Sarasa, Reseña historica de la Real Casa de Nuestra Señora de Roncesvalles. Pampelune, 1878)

C’est surtout à l’heure où nous le traversons pour la première fois, presque au moment du coucher du soleil, que ce lieu de funèbre mémoire est plein de charme, de poésie et de paix. On voit de tous côtés des troupeaux de bœufs, de moutons, de chèvres, de jeunes chevaux qui bondissent dans l’herbe haute ; on entend les clochettes et les grelots des bêtes qui reviennent lentement à leur gîte de nuit et que nous verrons tout à l’heure, à Burguete, entrer avec une familiarité coutumière dans les petites maisons cubiques, semblables à de gros dés dont les fenêtres carrées seraient les points, par la même porte qui sert aux habitants. Le soir, à l’auberge, nous voyons danser la jota aux sons de la guitare et des castagnettes, et en nous endormant nous avons quelque peine à retrouver dans notre mémoire les souvenirs tragiques qui semblaient devoir se dresser de toutes parts autour de nous.

Nous avons regardé le lendemain en détail ce que nous avions aperçu d’ensemble le jour de notre arrivée, et l’impression première que nous avions ressentie n’a fait que se confirmer. Nous avons fait de charmantes promenades le long des ruisseaux et sous les avenues de grands hêtres. Quant aux monuments qui s’élèvent à l’extrémité nord de la plaine, ils ne nous intéressent ici qu’en tant qu’ils se rattachent au souvenir de la grande bataille ; ils ne s’y rattachent d’ailleurs que par des traditions dont il nous faudra rechercher l’authenticité, quoiqu’elles soient parfois très anciennes.

L’hospice de Roncesvalles. © photo : DR

L’hospice a été jadis très important. Il fut fondé en 1127 par l’évoque de Pampelune, Sanche de la Rosa, et le roi d’Aragon Alphonse le Batailleur, au pied du col où, dit la charte de fondation, des milliers de pèlerins, allant d’Espagne à Rome ou de France à Compostelle, avaient été étouffés sous la neige ou dévorés par les loups- Pendant des siècles il accueillit, hébergea, soigna dans leurs maladies, ensevelit pieusement, quand ils succombaient à leurs fatigues, d’innombrables voyageurs. On ne traversait pas la montagne, en effet, dans les siècles passés, aussi aisément qu’on le fait aujourd’hui : le chemin que nous avons suivi n’était qu’un sentier à peine praticable pour les mulets ; la route ordinaire, qui, partant de Saint-Jean-Pied-de-Port et gravissant tout de suite des pentes abruptes, passait par le « Port de Cise », était très rude, surtout dans la mauvaise saison : en 1560, la pauvre petite Élisabeth de Valois, qui venait trouver son mari, encore inconnu d’elle, le terrible Philippe II, arriva à Roncevaux, le 2 janvier, à demi morte de froid et de peur, ayant perdu sous les avalanches de neige une partie de ses charrois et les équipages de ses filles d’honneur. L’hospice avait, pour subvenir aux besoins de sa charité, de grandes possessions, des commanderies en plusieurs pays, et le privilège de faire des quêtes par toute la chrétienté.

Je ne puis ici m’étendre sur l’histoire de cette célèbre maison ; je ne décrirai pas non plus le bâtiment tel qu’il est aujourd’hui : on y voit réunies des constructions d’époques fort diverses, l’église fondée par le roi de Navarre Sanche le Fort, le cloître où il est enterré et où sont suspendues les chaînes qu’il rapporta de la fameuse victoire de Las Navas (1212), les joyaux d’orfèvrerie et de broderie que conserve encore le trésor ; tout cela mérite d’être vu et étudié, mais est étranger à mon sujet. Je dirai seulement qu’aujourd’hui ce qui fait, aux yeux des habitants du pays circonvoisin, la grande noblesse de la maison et la véritable attraction de Roncevaux, ce n’est nullement le souvenir de la bataille d’il y a douze siècles : c’est une Vierge en bois, qui est censée avoir été miraculeusement révélée, à une époque qu’on ne précise pas[19], et qui est l’objet d’une grande dévotion populaire. L’historien de la Real Casa termine sa description lyrique du plateau de Roncevaux en s’écriant : « Dieu a créé au milieu de ces monts sauvages une oasis délicieuse pour en faire le séjour de la Vierge de Roncevaux ! » C’est là, pour le voyageur qui cherche ici des impressions d’un tout autre ordre, une surprise morale aussi grande que celle qu’il éprouve, s’il n’est pas prévenu, au premier aspect de ces lieux qu’il rêvait tragiques et qu’il trouve gracieux et riants.

Des souvenirs plus ou moins sérieux de la bataille ne sont cependant absents ni de la collégiale, ni du pays. Dans la collégiale, on montre les masses d’armes de Roland et d’Olivier, les pantoufles de velours de l’archevêque Turpin ; on montrait jadis le cor de Roland et aussi celui d’Olivier, l’épée de Roland, ses éperons, un de ses étriers, etc. ; la plus grande partie de ce bric-à-brac a disparu et mérite peu de regrets ; mais les édifices que l’on rencontre successivement dans la plaine en allant de l’hospice à Burguete sont plus dignes de retenir un instant l’attention. [note de Novopress : ce texte date de 1903]

L’ancienne église paroissiale, aujourd’hui abandonnée, qu’on trouve d’abord à sa gauche, n’offre rien d’intéressant. Mais il n’en est pas de même de la chapelle du Saint-Esprit, presque contiguë à cette église. Laffi, qui l’appelle « le tombeau de Roland », la décrit fort exactement, si ce n’est qu’il rétrécit trop l’espace du couloir carré, formé par une seconde construction, qui entoure l’édicule et qui est encore aujourd’hui un lieu d’inhumation fort recherché. L’édicule lui-même existait déjà au XIIème siècle, et un poème latin composé en l’honneur de l’hospice de Roncevaux vers 1215 nous le décrit tel qu’il est encore : « La fabrique de cette basilique est carrée de tous côtés, mais le sommet est arrondi et porte une croix. On l’appelle charnier parce qu’elle sert aux chairs des morts ; elle est visitée par les anges, à ce qu’assurent ceux qui les ont entendus. » La tradition actuelle, qui existait déjà au moins au XVIIème siècle, est que les guerriers de Roncevaux y sont enterrés, et on y célèbre encore chaque année un office pour leurs âmes. La chapelle a au-dessous d’elle un souterrain où, en regardant par des ouvertures pratiquées au bas du mur, on voit quelques ossements au milieu de la terre noire provenant du détritus de nombreux cadavres. On pense, non sans émotion, au « charnier» dans lequel, d’après la Chanson, Charlemagne fit réunir les corps des Francs tués dans le combat. L’édicule, dans la simplicité archaïque de sa construction, pourrait assurément remonter jusqu’au VIIIe siècle. Il est probable toutefois qu’il est plus récent et qu’il n’a rien à faire avec la grande bataille. Le poème latin en question ne fait aucune allusion à Charlemagne et dit simplement que ce charnier était consacré à l’enterrement des pèlerins qui mouraient à l’hospice. De leur côté, les pèlerins qui, à la fin du XIIème siècle, passaient par là, ne cherchaient pas dans cette chapelle l’ossuaire des compagnons de Roland. Ils acceptaient une tradition d’après laquelle Charlemagne, embarrassé de distinguer les morts chrétiens des infidèles, pria Dieu de lui en donner le moyen : aussitôt un arbuste épineux naquit du corps de chaque Sarrasin. « Les bons pèlerins qui vont par là à Saint-Jacques les voient encore », dit un renouvellement de la Chanson de Roland. Ce renouvellement ajoute que les Français enterrèrent alors leurs morts en soixante ou cent charniers, épars dans la plaine, et que Dieu fit croître sur leurs fosses des coudriers frais et verts, « qui y seront visibles à toujours ». Cette chapelle a donc sans doute été construite au XIIème siècle et affectée dès l’origine à la sépulture des pèlerins.

Devant la porte de la chapelle du Saint-Esprit, on voyait, du temps de Laffi, la pierre que Roland avait fendue avec son épée ; au XIIème siècle, c’est dans l’église de l’hospice qu’on la montrait, à ce que nous apprend un Guide des Pèlerins de Saint-Jacques composé avant 1140. Elle a disparu.

Un peu plus loin sur la route de Burguete se voit encore, toujours à gauche, une vieille croix de pierre, qu’on appelait jadis la Croix des Pèlerins ; elle porte des bas-reliefs grossiers, représentant le Christ, la Vierge et des saints, avec une inscription en caractères très frustes, qui semblent être du XVème siècle, et que je ne suis pas arrivé à déchiffrer plus que les antiquaires qui les ont examinés avant moi.

La « fontaine de Roland » se trouve au long d’une avenue de beaux arbres qui forment la « promenade » de Roncevaux ; du temps de Laffî, elle était abritée par une construction ornée dont il ne reste rien. C’est là, disait-on, que Roland avait bu pour la dernière fois ; tout auprès était la pierre fendue par Durendal, et qu’on avait transportée d’abord dans l’église collégiale, puis devant la chapelle funéraire.

Tous ces souvenirs, — bien que plusieurs aient été très anciennement désignés comme tels, — n’ont évidemment aucune authenticité. Ils sont le produit ou de l’imagination des visiteurs venus de France ou de l’effort fait par les gens de Roncevaux pour répondre aux questions de ces visiteurs et satisfaire leur pieuse curiosité. Il n’est pas vraisemblable que l’événement de 778 ait donné naissance à une tradition locale. La tradition historique est partout extrêmement courte : il est bien rare, quoi qu’on en ait dit, qu’elle dépasse de beaucoup une génération. Ici toutefois l’orgueil qu’ont dû concevoir les vainqueurs d’un roi puissant, fameux par tant de victoires, les monuments que Charles lui-même — comme nous le verrons — avait sans doute élevés sur les lieux, auraient pu préserver quelque peu, chez les montagnards navarrais, le souvenir de leur triomphe ; ce souvenir aurait d’ailleurs, cela va sans dire, été hostile aux Francs ; il n’aurait en tout cas rien conservé de Roland, — dont le nom même devait être inconnu à ses agresseurs, — et n’aurait pas consacré les exploits et les derniers moments d’un héros ennemi.

Mais ce souvenir même ne paraît pas avoir existé. Les Basques n’ont ni légendes historiques [il n’est pas inutile de dire que les lieux appelés aujourd’hui, en France, « Pas de Roland », « Brèche de Roland », etc., n’ont reçu ces dénominations qu’à une époque très récente (on n’a trace d’aucune avant le XVIIIème siècle), et les doivent à l’invention de poètes ou d’érudits locaux. Il en est sans doute de même du Salto de Roldan en Espagne], ni chants historiques [on leur en a fabriqué quelques-unes à l’époque romantique, et entre autres un chant sur la bataille de Roncevaux, le prétendu Chant d’Altabiscar, qui a longtemps trompé les critiques. On sait aujourd’hui que ce prétendu chant (en prose !), adapté à un refrain populaire sans aucun rapport avec le sujet, a été composé en français, en 1828, à Paris, par Garay de Monglave et mis en basque par son ami L. Duhalde] ; leur rapide oubli du passé contraste avec leur attachement à leurs vieilles coutumes et à leur genre de vie héréditaire. D’ailleurs, les gorges du Port de Cise, le col d’Ibañeta, la plaine de Roncevaux et ses alentours furent longtemps des lieux presque inhabités, où ne pouvait guère se maintenir un souvenir traditionnel. En 1127, l’évêque Sanche de la Rosa, dans la charte de fondation de l’hospice de Roncevaux, — bien qu’il déclare le bâtir près de la « chapelle de Charlemagne », — ne fait nulle mention de l’événement, qui cependant, grâce aux poètes français et à leurs imitateurs, était déjà chanté dans l’Europe entière et même en Espagne ; il est bien probable que l’évêque de Pampelune n’en avait aucune connaissance.

On est plus surpris de constater le même silence dans le panégyrique de l’hospice, écrit en vers latins rythmiques vers 1215, et dont l’auteur recherche tout ce qui peut glorifier cette maison. Cela est d’autant plus frappant que, trois quarts de siècle plus tôt, le Guide déjà cité résumait l’histoire de Roncevaux d’après nos chansons de geste et racontait qu’on montrait à l’église de l’hospice le « perron » fendu par Durendal. L’omission, dans le panégyrique, est peut-être volontaire. Il commençait, en effet, à se produire en Espagne, parmi les érudits, une réaction patriotique contre la façon dont les poèmes français présentaient l’événement qui avait eu Roncevaux pour théâtre.

Les poèmes français — contrairement à l’historiographie officielle qu’ils ne connaissaient pas — présentaient les agresseurs de l’arrière-garde de Charlemagne, non comme des Navarrais, mais comme des musulmans venus de Saragosse. Les pèlerins qui, dès la fin du IXème siècle, passaient les monts pour aller à Compostelle étaient imbus des récits des chansons de geste, et les répandirent autour d’eux. Les jongleurs français, qui venaient en nombre chercher fortune aux cours de Castille, y apportèrent ces chansons elles-mêmes, et les jongleurs espagnols, formés à l’école des nôtres, reproduisirent d’abord sans arrière-pensée la version française : les ennemis de Charlemagne, étant des « Sarrasins », des « païens », on n’hésitait pas à prendre parti contre eux. Mais- au commencement du XIIIème siècle, un clerc espagnol qui était venu étudier à Paris, Rodrigue Jimenez, — plus tard archevêque de Tolède, — lut les chroniques latines, et vit que l’attaqué de l’arrière-garde franque y était attribuée à des Navarrais et non à des Sarrasins. Quand, rentré dans sa patrie, il écrivit son histoire d’Espagne, il protesta contre les assertions des chansons de geste, et revendiqua la défaite de Roland comme un titre de gloire pour l’Espagne. Il n’osa pas toutefois rejeter complètement le récit généralement admis et il supposa que les Espagnols avaient été en cette occasion les alliés des Mores, ce qui, du moment qu’il s’agissait de repousser l’étranger, ne choquait pas le patriotisme castillan. Rodrigue fut suivi dans cette voie et par le royal chroniqueur Alphonse X et par les auteurs subséquents de cantares de gesta. Or, il y a des raisons assez sérieuses d’attribuer à Rodrigue Jimenez lui-même le poème latin en l’honneur de Roncevaux : on comprend que, ne voulant ni froisser les pèlerins qui arrivaient pleins des récits épiques, ni s’associer à leur façon de comprendre la défaite des Français, il ait gardé le silence sur ce point délicat.

L’essentiel, pour nous, c’est de constater qu’il n’y a jamais eu de tradition locale à Roncevaux ni aux alentours. Ce qu’on y a su du désastre de 778, on l’a appris du dehors, d’abord par les pèlerins, puis par Rodrigue de Tolède et ceux qui se sont inspirés de lui. Aujourd’hui, c’est bien comme une victoire espagnole qu’on l’y envisage. Le prieur des chanoines, qui nous montra, avec la plus grande amabilité, la Real Casa, la collégiale et la chapelle funéraire où il croit que sont enterrés les morts de la grande bataille, voulait faire preuve de courtoisie envers nous, en même temps que d’esprit vraiment chrétien, en nous disant avec un sourire : « Nous célébrons tous les ans un service pour eux tous, aussi bien pour les Français que pour les Espagnols. »

Ce sentiment patriotique amena, au XVIIIème siècle ou à l’extrême fin du XVIIème siècle, la construction d’un petit monument commémoratif en l’honneur des vainqueurs de Roncevaux. Un pèlerin qui le vit en 1748 le décrit ainsi : « On voit, au milieu de cette plaine, où se donna la bataille, une croix d’environ quinze pieds de haut, tout de fer, de cinq pouces en carré. Elle est sous un pavillon soutenu de quatre piliers de fer, et le toit aussi de feuilles de fer, le tout solidement bâti. » Le monument portait sans doute une inscription exaltant les Espagnols au détriment des Français, car il excita, en 1794, l’indignation des représentants Baudot et Garraud, qui accompagnaient l’armée française campée à Roncevaux. Ils firent démolir l’offensant trophée, plantèrent sur la place un arbre de la liberté, et envoyèrent à la Convention le rapport suivant, qu’on peut lire au Moniteur, et qui est trop savoureux pour qu’on ne me sache pas gré de le donner ici :

“L’armée des Pyrénées occidentales, remportant à Eguy [ou Engui, village de Navarre, entre Pampelune et Roncevaux] une victoire le 26 et le 27 vendémiaire, a vengé une ancienne injure faite à la nation française. Nos ancêtres du temps de Charlemagne furent défaits dans la plaine de Roncevaux. L’Espagnol avait élevé une pyramide sur le champ de bataille. Vaincu à son tour par les républicains français, déjà son propre sang en avait effacé les caractères ; il ne restait plus que le fragile édifice qui a été brisé à l’instant ; le drapeau de la République flotte aujourd’hui où était le souvenir mourant de l’orgueil des rois, et l’arbre de la liberté a remplacé la massue destructive des tyrans. Une musique touchante et guerrière a suivi cette inauguration.”

Ce n’est pas sans amertume que l’historien de la Real Casa rappelle cette destruction : « Au milieu de cette plaine, dit-il, s’élevait autrefois la Croix de Roland, monument érigé en souvenir de la victoire remportée là par les vaillants Navarrais et détruit par les descendants de ceux qui succombèrent aux rudes coups des masses d’armes espagnoles. »

Il y a cependant, sinon à Roncevaux même, du moins dans les environs immédiats, des souvenirs de Charlemagne qui peuvent prétendre à une haute antiquité. Dans la charte de fondation de l’hospice de Roncevaux, dont j’ai déjà parlé, l’évêque de Pampelune, en 1127, déclare qu’il l’établit « au sommet du mont qu’on appelle Ronsesvals, près de la chapelle de Charlemagne, le très glorieux roi des Francs ». C’est la chapelle d’Ibañeta, qui fut maintes fois rebâtie, mais qui, d’après ce texte incontestable, existait au moins au commencement du XIIème siècle et était alors considérée comme ayant été construite par Charlemagne. Je ne vois, pour ma part, rien qui puisse faire douter de l’authenticité de cette attribution. N’est-il pas naturel de croire que Charles — qui, nous le savons, prit fort à cœur le désastre de Roncevaux — a voulu consacrer par une construction pieuse le lieu où étaient morts ses fidèles guerriers ? Il faudrait, pour contester la valeur du nom si ancien de la chapelle, admettre qu’il lui a été donné par les pèlerins apportant à Roncevaux leurs souvenirs poétiques. Mais alors qui l’aurait construite ? et pourquoi ? Nous venons de voir que le lieu où elle s’élevait était, en 1127, tellement désert que des bandes de loups y attaquaient les voyageurs ; la plaine de Roncevaux elle-même, encore au commencement du XIIIème siècle, était, d’après le poème latin de 1215, tout à fait inculte. Charles avait sans doute pris, pour protéger la chapelle et le passage, des mesures qui furent abandonnées dans l’anarchie des Xème et XIème siècles ; la fondation de Sanche de la Rosa fut la première tentative qu’on fit pour ramener quelque sécurité dans cette région. On ne s’expliquerait pas dans l’intervalle l’érection de cette chapelle.

Un autre monument élevé par Charlemagne paraît se rattacher, sinon au désastre du 15 août, au moins à l’expédition de 778 : c’est la Croix de Charles (Crux Karoli). Elle est mentionnée dès 980, dans une charte épiscopale de Bayonne, comme formant la limite de la vallée de Cise. Elle s’élevait probablement au point le plus haut de la route romaine, que suivit certainement l’armée franque, au retour comme à l’aller. Voici ce qu’en dit le Guide des Pèlerins souvent cité : « Au pays des Basques, sur la route de Saint-Jacques, se trouve un mont très élevé qu’on appelle le Port de Cise ; la montée en est de huit milles et la descente d’autant. Il est si haut qu’on croit, quand on est au sommet, qu’on va pouvoir toucher le ciel. De là on peut voir trois royaumes : la Castille, l’Aragon, la France. Tout en haut est un endroit qu’on nomme la Croix de Charles, parce que Charles, se rendant en Espagne avec son armée, pratiqua, à l’aide de haches, de pics, de pioches et d’autres instruments, un chemin sur ce mont, et y éleva une croix… Là les pèlerins s’agenouillent, font une prière et plantent chacun une croix en terre ; aussi peut-on y voir des milliers de croix. » Rien n’engage à suspecter la parfaite exactitude de ce renseignement, qui s’applique sans doute à Château-Pignon, point culminant du Port de Cise. Charles aura, non pas construit, mais restauré la voie romaine, et les termes dont se sert notre auteur font croire qu’il avait rappelé ce travail dans une inscription gravée sur la croix. Des recherches bien conduites feraient peut-être retrouver ce précieux monument.

Plus embarrassante est la désignation de Vallis Karoli, Val Carlos en espagnol, Val Charlon dans divers textes français. Elle apparaît vers 1130 dans un poème allemand qui contient une curieuse version de la guerre de Charles en Espagne, puis, quelque dix ans plus tard, dans le faux Turpin et dans le Guide des Pèlerins. D’après ces deux derniers textes, qui sont étroitement apparentés, le nom de cette vallée lui vient de ce que c’est là que Charles campait, après avoir passé les ports, quand il entendit l’appel du cor de Roland. Mais il est certain que Charles a suivi la route du Port de Cise : la chronique de Turpin le dit elle-même plus loin expressément. Il y a donc là contradiction. Il est probable que le nom de Vallis Karoli vient de la chapelle de Charlemagne qui s’élevait à Ibañeta et qui dominait cette vallée, restée toujours espagnole ; plus tard on aura expliqué le nom en supposant que Charles avait campé dans la vallée.

La Croix de Charles, la Chapelle de Charles semblent donc pouvoir être considérées comme des monuments commémoratifs élevés par le roi des Francs, le premier pour rappeler son passage par la route, restaurée par lui, du Port de Cise, le second pour consacrer le souvenir des morts du 15 août 778. Et ce dernier témoignage a une valeur historique importante, en ce qu’il nous permet d’affirmer que le célèbre combat s’est bien livré à Roncevaux ou dans les environs immédiats, ce que ne dit aucun des chroniqueurs contemporains, et ce qui ne se trouve que dans les poèmes français, fidèles gardiens, ici, de la tradition authentique.

source Novopressinfos

Image à la une: Daily Life in the Age of Charlemagne, 2002, John J. Butt

5 Commentaires

  • Il est curieux que le seul texte (la chanson de Roland)se rapportant à la bataille de Roncevaux n’ait jamais été étudié geographiquement jusqu’au 20eme siecle ; Gace au professeur de philologie Baiche cette étude à été faite et démontre clairement que Roncevaux ne se trouve pas en Pays Basque mais plus à l’est , en Ariége .Lire à ce propos le livre « La Unarde , le mystére de Roncevaux »De plus il ne faut pas oublier le cantiléne datant de l’an mille et retrouvé dans les notes émiliennes où l’on écrit le »port de sicera « (ce qui est différent de cize)et où l’on indique le nom du lieu « rosaballes »où a eu lieu la bataille. Plus génèralement, il faut noter que faire revenir par le m^eme chemin l’armée est irréaliste : car à cette époque les armées vivaient sur le pays et 3 mois aprés , les réserves de vivre n’étant pas reconstituées dans le pays ;, l’armée devait trouver un autre chemin pour rentrer en Germanie le plus vite possible . L’Ariege se trouve sur cette trajectoire. Or Charlemagne connaissait la haute montagne en 773, il s’était battu contre les Lombards au col du mont Cenis à 2050 metres avant de conquerir Pavie.La Chanson de Roland a été transposée en Pays Basque parceque les lettrèsde cette région ont dit que Roland était mort pour la religion à Rozaballés et comme personne ne savait où cela se trouvait, on l’a situé en pays basque(excusez mon résumé caricatural)Quant à la description de la bataille par Eginhard , on relévera une contradiction dans le texte il ecrit » l armée défilait sur une ligne étroite et longue », puis « ils se précipitérent sur la queue des bagages »or les bagages étaient dans des chariots à cette époque(mais il ne le dit pas ) Il faut 3m de large pour faire circuler un chariot et l’armée défilait sur une ligne . Le sentier devait avoir 0m 50 de large . Au plateau de Bielle , en Ariége, prés de l’itinéraire noté sur le livre cité plus haut il est indiqué sur la carte IGN au 25000eme un lieu correspondant à la description de Eginhard. Sur ce lieu et noté « Pierre de Roland » Pas de Roland » auparavant sur d’autres cartes il y avait écrit Table de Roland aussi Pic de Roland

  • Jean,
    Il est curieux que tu présentes la chanson de Roland comme le seul texte se rapportant à la bataille de Roncevaux et que quelques lignes plus loin tu parles de la description de la bataille par Eginhard. Es-tu bien sûr que ce soit chez lui que l’on relève le plus de contradictions?

  • Eginhard décrit l’embuscade dont a été victime le fin de la colonne ayant emprunté le col de Fontargente .Guillaume d’Orange décrit la bataille de Rosavallés , la vallée mouillée, la Unarde .Ce sont deux choses différentes. L’une est au milieu des bois , l’autre est dans un vallon où il n’y a presque pas de pins et il faut emprunter le col de Siguer. Se rappeler la chanson de Roland vers 802 « Piquent des deux tant qu’ils sont dans les défilés  » pour rejoindre la Unarde

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