Aujourd’hui, sa mort nous fait comme une très grosse claque. La dernière qu’il aura distribuée.
En effet, Carlo Pedersoli était plus connu sous le nom de Bud Spencer, l’autre moitié du duo formé avec Mario Girotti (Terence Hill à l’écran), sorte de Laurel et Hardy transalpins, qui connut jadis la gloire dans la série des Trinita, westerns parodiques à base de bastons clownesques et d’humour façon coussin péteur. La preuve : le genre avait été surnommé « western fayot », succédané tardif du « western spaghetti », vilain surnom dont l’avaient affublé certains critiques américains, agacés qu’on vienne chatouiller l’industrie hollywoodienne en son pré carré westernien.
Bud Spencer, donc. Pas loin de deux mètres sous la toise et près de trois quintaux à la pesée, il était le bon géant que les enfants adoraient applaudir, surtout lorsqu’il torgnolait les méchants, boulot qui l’employa à plein temps dans quelques bonnes dizaines de films, avec ou sans Terence Hill. Bien sûr, imposante carrure mise à part, nous étions loin d’Orson Welles, et la filmographie du défunt présente tant de navets que sa carrière eut tout d’un potager : Petit papa Baston, On m’appelle Malabar, Salut l’ami, adieu le trésor, Mon nom est Bulldozer. On est loin des Cahiers du cinéma.
Pourtant, les gamins – dont nous fûmes tous plus ou moins – l’adoraient, cet ogre gentil. C’était l’époque où les salles de quartier jetaient leurs derniers feux. Avant les multiplexes, avant Internet. Avant toutes ces choses ayant fait que le cinéma, surtout populaire, n’est plus vraiment une fête. Dans ces salles de quartier, parisiennes ou de province, le spectacle était souvent autant dans la salle au velours rouge pelé que sur l’écran pendouillant : au Brady, mythique cinéma de Strasbourg-Saint-Denis, on vit des clochards, au premier rang, faire cuire leurs merguez sur des Butagaz et, vedette locale, un dingo qui ne venait voir que des films d’araignées géantes et qui se pignolait frénétiquement – et surtout bruyamment – à chaque apparition d’arachnides mutants. Mais il y a avait aussi Le Colorado, L’Eldorado, Le Cinex, le Far West, qui devint plus tard un club de rencontres homosexuelles dans lequel, à son corps probablement défendant, un certain Louis Pauwels avait mis quelques billes.
Dans ces salles aujourd’hui disparues, dont la clientèle était principalement composée de travailleurs immigrés – tel qu’on disait alors -, de prostituées venues faire une pause bien méritée, de vagabonds en quête d’un peu de chaleur, de voyous cherchant à échapper aux condés et de cinéphiles déviants – un peu moi, j’avoue –, Bud Spencer était une sorte de figure fédératrice. Dès qu’il montrait sa trogne, tout le monde commençait à s’exploser la rate. Et quand il fracassait les méchants avec ses mains aussi larges que des battoirs, l’extase était proche : on savait qu’il allait défendre la veuve et l’orphelin avec ses manières à lui. Même les voyous plus haut évoqués applaudissaient – c’est dire.
Bien sûr, tout ce joli petit monde ignorait qui était Carlo Pedersoli. En effet, qui put deviner que, sous cette ronde et imposante carcasse, s’était jadis dissimulé un athlète de si haut niveau qu’il fut le premier nageur italien à passer sous la barre des dix seconde aux cent mètres, avant de concourir aux Jeux olympiques de 1952 et 1956. Qu’il était diplômé de droit, pilotant avec la même aisance avion et hélicoptère, à tel point qu’en 1984, il fonda Mistral Air, compagnie de transport aérien… Et même qu’il se présenterait plus tard sur une liste Forza Italia, sous égide berlusconienne. À l’époque, on nous l’aurait dit que l’on ne l’aurait pas cru et que – pis – nous aurions refusé de le croire.
Pour nous, il demeurera toujours Bud Spencer, le gros rigolo qui faisait rigoler les enfants. Nous étions bien les seuls, mais nous étions si nombreux… Et aujourd’hui, sa mort nous fait comme une très grosse claque. La dernière qu’il aura distribuée.