Rober Proctor, n’est ni un conspirationniste ni un hygiéniste acharné. Historien des sciences, professeur à la prestigieuse université Stanford (Californie), il est l’auteur de Golden Holocaust, un livre qui paraît ces jours-ci aux Etats-Unis et qui inquiète sérieusement l’industrie américaine du tabac. Au point qu’elle a eu recours à toutes les voies légales pour tenter de mettre la main sur le manuscrit avant sa publication. Sans succès.
Qu’y a-t-il dans ce pavé de 750 pages qui trouble tant des géants comme RJ Reynolds ou Phillip Morris ? Il y a leurs propres mots. Leurs petits et grands secrets, puisés dans les mémos et les messages internes, dans les rapports confidentiels, dans les comptes rendus de recherche de leurs propres chimistes, de leurs propres médecins. Le fait est peu connu en France : cette précieuse et explosive documentation – les « tobacco documents » – est publique depuis la fin des années 1990. En 1998, le Master settlement Agreement, qui clôt les poursuites engagées par 46 Etats américains contre les cigarettiers, ne comprend pas qu’un volet financier (le versement de 250 milliards de dollars – 188 milliards d’euros – échelonnés sur deux décennies), il ordonne aussi la mise dans le domaine public des secrets de l’industrie.
INFILTRATION
Des millions de documents, recouvrant plus de cinq décennies, ont ainsi été exfiltrés des quartiers généraux des grands cigarettiers et confiés à l’université de Californie à San Francisco , chargée de bâtir , Legacy Tobacco Docum et de mettre sur le Net ce fabuleux corpus. Treize millions de documents, soit plus de 79 millions de pages, sont déjà numérisés. De nouveaux sont ajoutés chaque jour ou presque. C’est au prisme de ces archives que Golden Holocaust tente de raconter une histoire globale de la cigarette. Robert Proctor épluche les « tobacco documents« depuis plus de dix ans. De quoi devenir paranoïaque. Entre mille autres choses, il y a découvert que le professeur qui l’a recruté à Stanford, voilà de nombreuses années, avait secrètement émargé chez les géants du tabac. Il y a aussi compris pourquoi une de ses demandes de financement avait été refusée par la National Science Foundation (principale agence fédérale de financement de la recherche américaine) : celui qui examinait les dossiers touchait de l’argent du tabac...
Tous ceux qui ont passé du temps sur les « tobacco documents » sont peu ou prou arrivés aux mêmes conclusions. Les experts de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) en ont tiré un rapport explosif de 260 pages, publié en juillet 2000, montrant comment les cigarettiers avaient infiltré leur organisation grâce à des associations écrans ou à des scientifiques secrètement payés par eux. Le tout, bien sûr, pour entraver la mise en oeuvre de politiques de contrôle du tabac. Et lors des poursuites engagées en 1999 par l’administration Clinton, en partie fondées sur les « documents« , les procureurs fédéraux ont plaidé que les manufacturiers américains du tabac ont « préparé et exécuté – et continuent à préparer et exécuter – un vaste complot depuis un demi-siècle pour tromper le public ».
5,5 MILLIONS DE MORTS PAR AN
La cigarette, ce sont d’abord des chiffres. Des chiffres colossaux. Chaque année, la cigarette tue plus que le paludisme, plus que le sida, plus que la guerre, plus que le terrorisme. Et plus que la somme des quatre. Plus de cinq millions et demi de vies emportées prématurément chaque année. Cent millions de morts au XXe siècle ; sans doute un milliard pour le siècle en cours.
Réfléchir au tabac donne le vertige et la nausée. Chaque année, il se produit suffisamment de cigarettes pour emplir 24 pyramides de Khéops. Leur combustion déposera quelque 60 000 tonnes de goudron au fond de poumons humains. On peut aussi aborder la question en se demandant ce que l’homme a inventé de plus inutilement dangereux pour lui-même : rien. « La cigarette, résume Robert Proctor, est l’invention la plus meurtrière de l’histoire de l’humanité. »
Il y a d’autres chiffres, d’autres calculs. « A chaque million de cigarettes fumées au cours d’une année, il y aura un mort prématuré dans les vingt-cinq ans qui suivent. C’est une loi qui est valable à peu près partout « , constate Robert Proctor. Cette macabre règle de trois a des applications inattendues. Comme celle de savoir combien de morts ont causé les mensonges des hauts cadres de « Big Tobacco ».
« MAINTENIR LA CONTROVERSE VIVANTE »
Le 14 décembre 1953, les grands patrons du tabac se retrouvent discrètement à l’hôtel Plaza de New York. Quelques mois auparavant, des expériences menées sur des souris ont montré que le produit qu’ils vendent est cancérigène – ce que les médecins allemands savaient depuis les années 1920 -, et des journaux commencent à évoquer cette possibilité. Au terme de réunions avec le patron de Hill & Knowlton, conseiller en relations publiques, les géants du tabac se lancent dans une entreprise de propagande et d’instrumentalisation du doute scientifique qui retardera la prise de conscience des ravages de la cigarette. Il faut « maintenir la controverse vivante ». Un cadre de Brown & Williamson l’écrit dans un célèbre mémo, découvert dans les « tobacco documents « : « Le doute est ce que nous produisons. » Avec succès. Ce n’est qu’en 1964 que les autorités sanitaires américaines commenceront à communiquer clairement sur le lien entre tabac et cancer du poumon.
Dix ans de retard. « Si on décale les courbes de la consommation du tabac, c’est-à-dire si on place en 1954 le début de fléchissement constaté à partir de 1964, on voit que 8 000 milliards de cigarettes « en trop » ont été consommées aux Etats-Unis. Elles n’auraient pas été fumées si le public avait su la vérité dix ans plus tôt, explique Robert Proctor. Cela représente environ huit millions de morts dans les décennies suivantes. » Les mensonges d’une demi-douzaine de capitaines d’industrie provoquant la mort de plusieurs millions de personnes ? Une fiction qui mettrait en scène une conspiration de cette ampleur serait taxée d’irréalisme ou de loufoquerie…
Tout ne commence pas en décembre 1953. D’autres manœuvres sont plus anciennes. Le plan Marshall, par exemple. Le grand programme d’aide à la reconstruction de l’Europe dévastée par la seconde guerre mondiale a également été « mis à profit par les cigarettiers américains pour rendre les populations européennes accros au tabac blond flue-cured, facilement inhalable ». Tout est là. Le flue-curing est une technique de séchage des feuilles de tabac qui se répand largement aux Etats-Unis à la fin du XIXe siècle, et qui permet de rendre la fumée moins irritante, donc plus profondément inhalable. Or jusque dans la première moitié du XXe siècle, on fume encore, dans une bonne part de l’Europe continentale, du tabac brun, très âcre, beaucoup moins dangereux et addictif. Car plus la fumée peut pénétrer profondément dans les poumons, plus l’afflux de nicotine dans l’organisme est rapide, plus l’addiction qui se développe est forte. Et plus les dégâts occasionnés sur les tissus pulmonaires sont importants. « Au cours de la réunion de Paris (le 12 juillet 1947) qui a mis en mouvement le plan Marshall, il n’y avait aucune demande des Européens spécifique au tabac, raconte Robert Proctor. Cela a été proposé et mis en avant par un sénateur de Virginie. Au total, pour deux dollars de nourriture, un dollar de tabac a été acheminé en Europe. »
« RENDRE LES FUMEURS LE PLUS ACCRO POSSIBLE«
Le succès de la cigarette repose toujours, aujourd’hui, sur le talent des chimistes de « Big Tobacco » pour rendre la fumée plus douce, plus volatile, plus pénétrante. Les fumeurs, qui connaissent cette sensation de piquante fraîcheur aux poumons, tiennent pour naturel et normal de fumer ainsi. « Avaler » la fumée, dit-on. C’est au contraire le résultat d’une chimie pointue et compliquée. Plusieurs centaines de composés – accélérateurs de combustion, ammoniac, adjuvants divers, sucres, etc. – sont ajoutés au tabac. Ils rendent la fumée moins irritante, plus inhalable. « On peut dire que la cigarette est véritablement un produit défectueux en ce sens qu’il est beaucoup plus nocif qu’il ne devrait « normalement » l’être… Il est modifié pour rendre les fumeurs le plus accro possible et cela le rend plus dangereux », explique Robert Proctor.
Parfois, ce qu’on retrouve dans les cigarettes n’a pas été ajouté par les chimistes de l’industrie, mais par les caprices de la nature. Ainsi du polonium 210. Pour des raisons non encore éclaircies, la feuille de tabac a une détestable propriété : elle fixe et concentre cet élément radioactif naturellement présent dans l’environnement à des teneurs infimes. Les « tobacco documents » montrent que, dès les années 1950, l’industrie a découvert cette vérité qui dérange. Elle ne divulguera rien. Les premières publications indépendantes sur le sujet n’interviendront qu’au milieu des années 1960…
Golden Holocaust raconte par le menu comment les cadres de l’industrie ont réagi à ce « petit souci » de qualité du produit fini. Et le luxe de détails prodigués par les « tobacco documents » fait basculer dans un univers sidérant. Dans un premier temps, les cigarettiers cherchent à se débarrasser de cet élément radioactif. Ils font mener des travaux qu’ils gardent secrets. Car les publier pourrait « réveiller un géant endormi » (« waking a sleeping giant », dans le texte), écrit un cadre de Philip Morris à son patron, en 1978, ajoutant : « Le sujet va faire du bruit et je doute qu’il faille founir des faits. »
Plusieurs solutions sont découvertes. Changer d’engrais ? Traiter les feuilles de tabac à l’aide d’un bain d’acide ? Sélectionner les feuilles les moins chargées en polonium ? Aucune de ces solutions ne sera, semble-t-il, retenue. Car résoudre ce problème ne procure pas d’« avantage commercial « , selon l’expression d’un haut cadre de RJ Reynolds, consignée dans les documents. Le passage des feuilles de tabac par un bain acide, par exemple, contraindrait à une « gestion spécifique » d’effluents radioactifs. Cela coûte de l’argent.
« UNE FORME D’ESCLAVAGE »
Surtout, redoutent les industriels, ce traitement pourrait affecter les propriétés chimiques de la nicotine, la rendant moins efficace à entretenir leur capital le plus précieux : l’addiction. Et puis, mieux vaut ne pas mettre sur la place publique ce problème, même si c’est pour annoncer l’avoir résolu. Dans les années 1980, Philip Morris ferme son laboratoire ad hoc. Surtout, ne pas réveiller le « géant endormi ».
Quelque trente années plus tard, il dort toujours d’un sommeil de plomb. Combien de fumeurs savent qu’ils ont dans la poche un paquet de 20 tiges légèrement chargées de polonium 210 ? Combien savent qu’un paquet et demi par jour équivaut – selon une évaluation publiée en 1982 dans le New England Journal of Medicine – à s’exposer annuellement à une dose de rayonnement équivalente à 300 radiographies du thorax ? Combien savent que ce polonium 210 est responsable d’une fraction non négligeable des cancers contractés par les fumeurs ? Lorsqu’on sait, il y a quelque chose de tristement effarant à voir des militants antinucléaires griller une cigarette lorsqu’ils attendent, pour les intercepter , les convois d’oxyde d’uranium de l’industrie nucléaire ; eux-mêmes introduisent dans leur organisme un radioélément qui les irradiera de l’intérieur…
On mesure le succès d’une entreprise de propagande à l’aune de ce genre de paradoxe. Il y en a d’autres. Par exemple, le plaisir procuré par la cigarette. « C’est une pure fabrication de l’industrie, répond M. Proctor. C’est une différence fondamentale avec d’autres drogues comme l’alcool et le cannabis. La cigarette n’est pas une drogue récréative : elle ne procure aucune ébriété, aucune ivresse. » Elle ne fait que soulager celui qui est accoutumé au tabac, elle le rend fonctionnel. « C’est écrit en toutes lettres dans les documents : fumer n’est pas comme « boire de l’alcool », c’est comme « être alcoolique », dit Robert Proctor. Parmi ceux qui aiment la bière ou le vin, seuls 3 % environ sont accros à l’alcool. Alors qu’entre 80 % et 90 % des fumeurs sont dépendants. C’est une forme d’esclavage. »
PROPAGANDE
Pourtant, l’American Civil Liberties Union(ACLU) – l’équivalent de notre Ligue des droits de l’homme – a fait campagne au début des années 1990 pour la « liberté » de fumer sur le lieu de travail. Mais il est vrai que la prestigieuse ACLU venait, elle aussi, de toucher quelques centaines de milliers de dollars de l’industrie du tabac… « Comment peut-on parler de liberté lorsque 90 % des fumeurs interrogés disent vouloir s’arrêter sans y parvenir ? » Le novlangue d’Orwell n’est pas loin. « La guerre, c’est la paix« , « l’amour, c’est la haine » professait le Parti omnipotent de 1984. Dans le monde du tabac, « l’esclavage, c’est la liberté ».
Et ce message fait mouche. Les adolescents voient souvent dans la cigarette une manifestation d’esprit rebelle. Convaincre qu’inféoder ses fonctions biologiques à de grands groupes industriels tient de la rébellion, voilà un tour de force marketing, dont le projet est inscrit en toutes lettres dans les « tobacco documents » : il faut vendre aux jeunes l’idée que fumerprocède d’une « rébellion acceptable ».
Créer de toutes pièces des réflexes mentaux dans la population – qui ne résistent ni à l’analyse critique ni même au simple bon sens – est la part la plus fascinante de cette histoire. C’est le fruit d’investissements lourds. Depuis des décennies, les apparitions des marques de cigarettes dans le cinèmahollywoodien sont millimétrées, à coups de millions de dollars. D’autres millions sont investis par l’industrie dans la recherche biomédicale académique : non pour trouver des remèdes aux maladies du tabac mais, très souvent, pour documenter des prédispositions génétiques à des maladies, attribuées ou non à la cigarette… « Des sommes colossales ont été injectées par le tabac dans la génétique fonctionnelle, au détriment des travaux sur les facteurs de risques environnementaux, dont le tabac, explique Robert Proctor. Cela crée ce que j’appelle un « macrobiais » dans la démarche scientifique. Cela contribue à développer l’idée que les maladies sont programmées en nous et qu’on n’y peut rien. »
Infiltration de la culture, infiltration de la science. Il restait à Robert Proctor à en découdre avec sa propre discipline. « J’ai aussi cherché les rats dans ma propre maison« , déclare-t-il. Une cinquantaine d’historiens – la plupart financés ou secrètement payés par les cigarettiers – ont formulé lors des procès du tabac des témoignages favorables aux industriels. Dans les « tobacco documents », les cigarettiers parlent de développer une « écurie » de savants. Seuls deux historiens américains – dont l’auteur de Golden Holocaust – ont témoigné du côté des malades.
L’histoire est un enjeu important, crucial même. « Aborder l’histoire d’une certaine façon, conclut le professeur de Stanford, comme, par exemple, dans cette étude présentant « les origines de la controverse du tabac dans l’Angleterre du XVIIe siècle », permet de normaliser un phénomène qui, regardé autrement, serait simplement intolérable. » Il faut inscrire la cigarette comme une variable banale de l’Histoire longue pour occulter le caractère inédit de l’addiction de masse qui s’est développée depuis le milieu du siècle dernier.
Peser sur l’histoire et les sciences sociales pour fabrique le consentement. Philip Morris a formalisé ce projet en 1987 sous le nom de Project Cosmic – un plan destiné à « créer un réseau extensif de scientifiques et d’historiens partout dans le monde », toujours selon les « tobacco documents « . « Il s’agissait de recruter des savants dont les travaux ou les idées pourraient contibuer à forger une « narration » favorable aux industriels », explique Robert Proctor.
Cas pratique, parmi tant d’autres. Dans les années 1990, l’historien travaillait sur un sujet original et peu défriché : les politiques de santé publique dans l’Allemagne nazie et la guerre qu’Hitler avait déclarée à la cigarette. L’un de ses articles sur le sujet fut accepté en 1997 par le Bulletin of the History of Medicine. Mais, quelques années plus tard, la revue a refusé un autre de ses articles – cette fois sur l’industrie américaine du tabac. Lorsqu’une étude permet de nourrir un amalgame entre contrôle du tabac et totalitarisme, elle est acceptée ; lorsqu’elle dérange les industriels, elle est rejetée… Pour , dit Robert Proctor, « il suffit de regarder la composition du comité éditorial de la revue et les liens financiers de certains de ses membres avec le tabac ». Les chiens de garde du système surveillaient les portes de la revue savante.
Contactés par Le Monde, les cigarettiers cités n’ont pas souhaité commenter les travaux de M. Proctor.
Source/Stéphane Foucart / LE MONDE CULTURE ET IDEES
sont mis en ligne sur le site
Legacy Tobacco Documents Library :
www. legacy.library.ucsf.edu/
Reportage – Tabac : retenez votre souffle
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