Pour un syndicalisme tricolore. Qui étaient les «Jaunes» ?
ÉLÉMENTS : Pouvez-vous nous expliquer votre titre ? À quoi fait allusion la couleur jaune ?
DIDIER FAVRE. Tout d’abord, ne pas croire – la chose s’est vue à l’université dans certaines copies d’étudiants peu au fait de l’histoire sociale – que les Jaunes soient des travailleurs asiatiques venus des colonies afin d’être embrigadés dans les usines de la métropole. Non ! Il faut se rappeler qu’autour de l’année 1900, à la suite de grèves violentes, des syndicats se déclarant indépendants naissent un peu partout, parfois avec un appui patronal, dans le but de résister aux mouvements grévistes. Tel est le cas au Creusot et à Montceau-les-Mines, au cours de deux conflits exemplaires dans lesquels on trouve l’origine du qualificatif « jaune ». Au Creusot, ce sont les ouvriers qui refusent de faire grève et qui, expulsés par les autres syndicalistes de la Société de secours mutuels, se constituent en syndicat n° 2. Ils adoptent alors pour insigne un gland jaune. À Montceau-les-Mines, le terme de « Jaunes » est décerné aux ouvriers décidés à continuer le travail ; il provient du fait d’avoir remplacé par du papier jaune les vitres de leur local, brisées par les grévistes. L’élan est donné. Désormais ces organisations, en prenant une certaine extension, se nomment elles-mêmes « syndicats jaunes » par opposition aux « syndicats rouges » révolutionnaires représentés par la CGT. Ce n’est que par la suite que le mot « jaune » prend un sens exclusivement péjoratif et devient en particulier synonyme de briseur de grèves. Ceux qui refusaient de s’associer à une grève étaient, en ces temps, plus communément appelés des « renards ».
En 1902, Pierre Biétry, le leader de cette mouvance, se disait encore partisan d’un « socialisme national ». Il se réclamait du « véritable socialisme français » qu’il définissait comme voulant donner à chacun une parcelle de propriété. Mais en 1904, au congrès de la Fédération nationale des Jaunes de France, une résolution indique de façon nette et définitive que tous les socialismes doivent être condamnés. La cause ? « Socialisme, cela veut dire socialiser, c’est-à-dire collectiviser la propriété » est-il précisé. Inutiles sont donc les expressions de socialisme « national », « chrétien » ou « libéral ». Face au socialisme, il y a le « propriétisme ».
On voit où Biétry et ses amis veulent en venir : il n’est possible que d’être « Rouge » ou « Jaune ». Une symbolique facilement identifiable par la couleur. Car, dans leur vision – que cela concerne les idées ou l’action –, il n’y a que deux types de syndicalisme envisageables : le syndicalisme adepte de la violence révolutionnaire et le syndicalisme qui prône le progrès par l’entente entre les ouvriers et les patrons dans une saine collaboration de classes. Celui qui a choisi comme emblème « l’églantine couleur de sang » ou celui qui a choisi le genêt, « la jolie fleur d’or qui pousse sur toutes les parties de notre sol français. »
ÉLÉMENTS : L’histoire des premiers syndicats jaunes semble s’arrêter brutalement peu de temps avant la Première Guerre mondiale.
Pour quelle raison ?
DIDIER FAVRE. Le syndicalisme jaune n’acquiert une réelle importance qu’entre 1904-1909. C’est au cours de ces années qu’il atteint les 100 000 adhérents. Puis il s’effondre très rapidement et disparaît. On voit alors certains syndicats jaunes se rallier à la CGT, ce qui montre qu’il est loin d’être une création patronale, comme il a souvent été prétendu.
La cause principale de l’échec des Jaunes réside dans l’ambiguïté, jamais résolue, entre la lutte syndicale et le combat politique. Les Jaunes reprochent à la CGT d’avoir dévoyé le syndicalisme en l’utilisant à des fins partisanes, d’en faire l’instrument d’un projet politique axé sur la réalisation d’une révolution socialiste. Or, cette tentation de l’engagement politique ne les a pas épargnés, loin de là. En 1905, les Jaunes pensent qu’il convient d’éviter avec soin d’entrer dans « l’arène parlementaire ». L’année suivante, Pierre Biétry est élu député de Brest, et il sera loin de se cantonner, comme il l’avait annoncé, à des interventions concernant des sujets économiques et sociaux. En final, c’est la création, en 1908, du Parti propriétiste qui se veut distincte d’une nouvelle Fédération syndicaliste des Jaunes de France, mais dont Biétry est nommé président d’honneur. Difficile de s’y retrouver, comme le montre la lecture de l’hebdomadaire Le Jaune.
D’autres causes peuvent être évoquées, comme des compromissions trop marquées avec le patronat, même si Biétry s’en prend à ceux qui ont usurpé l’étiquette de « jaunes » et qui ne sont en réalité que des briseurs de grèves.
ÉLÉMENTS : Quelles étaient les relations des syndicats jaunes avec les formations politiques de leur époque, et comment expliquer leur basculement vers la droite nationaliste ?
DIDIER FAVRE. Dans les années 1904-1905, des parlementaires conservateurs ou républicains modérés témoignent de la sympathie aux syndicats jaunes en participant à leurs congrès, en appuyant leurs souscriptions, ou encore en les félicitant de leur action contre les syndicats révolutionnaires.
Mais, très vite, les Jaunes ne s’en tiennent pas à leur dénonciation du socialisme et du « syndicalisme rouge » représentée par la CGT. Ils radicalisent leurs positions, et leur « apolitisme » s’oriente vers une dénonciation de la politique et des politiciens. Leur définition de la politique ? Une véritable calamité qui ruine la France, la divise et la conduit à sa perte. Quant aux partis, ils sont dénoncés comme étant au service des puissances d’argent et ne songeant qu’à se partager « l’assiette au beurre ». En tant que défenseurs proclamés des ouvriers, les Jaunes tiennent à mettre ceux-ci en garde contre un régime qui ne peut rien leur apporter de bon. Leur antiparlementarisme trouve sa source dans leur volonté de réorganiser la nation sur de nouvelles bases à prédominances économiques et sociales et débouche sur la mise en cause des institutions. C’est sur ces principes qu’ils vont rencontrer les nationalistes, à la recherche, de leur côté, d’une base ouvrière. En revanche, la volonté des Jaunes de s’ouvrir au monde catholique, malgré des succès partiels, n’aboutira pas : l’Action libérale populaire de Jacques Piou ne donnera pas suite aux avances de Biétry.
ÉLÉMENTS : Quel est l’héritage laissé par les Jaunes dans le monde syndical et dans la droite française ?
DIDIER FAVRE. L’héritage syndical des Jaunes apparaît avant tout lexical ! Selon la définition du dictionnaire (le Robert), un jaune est un « ouvrier qui refuse de prendre part à une grève ». C’est un vocabulaire dont usent volontiers les syndicalistes, par exemple, les jusqu’au-boutistes d’une grève envers ceux d’une autre confédération partisans de la reprise du travail ou de la négociation avec le patron.
Cependant, si l’on se place du point de vue historique, un héritage indirect est envisageable. Les syndicats jaunes de Biétry se sont à peine effondrés que se forment des groupements de syndicats libres ou indépendants qui, eux aussi, se dressent contre l’action et l’idéologie de la CGT. Et il serait possible de suivre l’existence, tout au long du xxe siècle, de ces fédérations ou confédérations de syndicats à l’existence souvent éphémère et chaotique qui rassemblent, selon les époques et les circonstances, un nombre non négligeable de travailleurs, au point d’inquiéter la CGT.
Plus que d’un « pré-fascisme », pour reprendre l’expression de l’historien Zeev Sternhell, il nous semble que les syndicats jaunes sont davantage la première manifestation de ce courant syndical marginal qui se définit comme partisan d’une entente sincère entre les classes, tout en étant anti-collectiviste (suivant les formules socialistes ou communistes), foncièrement hostile aux interventions de l’État dans la vie économique et sociale, défenseur de l’indépendance syndicale (ce qui n’exclut pas, en pratique, dérives et compromissions avec des forces politiques marquées à droite), non-confessionnel et fier d’afficher son patriotisme.
En ce qui concerne l’héritage idéologique des Jaunes vis-vis de la droite française, comment ne pas relever que les thèmes de diffusion de la propriété par l’intéressement et l’actionnariat préfigurent les vues sociales du gaullisme sur la participation. Quant à la dénonciation de l’emprise de l’État sur l’économie, avec le recul du temps, on peut observer que, sur ce plan, les Jaunes ont fait preuve d’une réelle clairvoyance, comme en témoigne la fin des nationalisations.
ÉLÉMENTS : Cette aventure que vous décrivez est celle hors norme d’un leader charismatique, Pierre Biétry. Que retenir de sa trajectoire politique ?
DIDIER FAVRE. Biétry était à coup sûr une personnalité peu commune. Pour les socialistes, c’est un renégat qui, non content d’avoir quitté le Parti ouvrier français, s’est fait « le larbin du patronat et l’organisateur de la Jaunisse ». Quelles que soient les subventions occultes dont il a bénéficié, son charisme est indéniable. Sorti du peuple, courageux, remarquable meneur d’hommes, il est de la part de ses Jaunes l’objet d’un véritable culte, comme en témoignent les poèmes et chansons qui lui ont été consacrés. À la Chambre des députés, il devient du reste le grand rival de Jean Jaurès. Il a bien vu qu’il y avait place en France pour un syndicalisme constructif de concorde sociale. En revanche, la création d’un Parti propriétiste censé unir sur des bases sociales un bloc des droites face au bloc des gauches relevait largement de l’utopie.
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Les Jaunes, un syndicalisme tricolore15,50€
- Laurent Vergniaud
Tribune reprise de revue-elements.com