Enki Bilal est l’un des meilleurs dessinateurs français ; à tel point qu’il a fini par s’exporter à l’étranger, troquant la plume pour la caméra en réalisant des films aussi atypiques que Bunker Palace Hôtel (1989) ou Tykho Moon (1996). Au cœur de son œuvre imposante ? La perte d’humanité face à des régimes dictatoriaux ou totalitaires, tel qu’en témoignent ces deux chefs-d’œuvre du neuvième art que sont Les Phalanges de l’ordre noir (1979) ou Partie de chasse (1983)
Dans les deux cas, il dissèque d’un crayon plus qu’habile – osons même le terme de virtuosité – la lutte entre des oligarchies tant envahissantes que finissantes. C’est donc fort de ces indéniables lettres de noblesse que l’artiste, né à Belgrade (la capitale serbe) d’un père bosniaque musulman et d’une mère tchèque catholique – mais qui ne sera pas baptisé, ses parents n’étant pas pratiquants -, parle d’or dès qu’il s’agit d’évoquer ces civilisations, fortes d’apparence, mais fragiles de nature.
« Avec l’islamisme, on est foutus »
D’ailleurs, l’Histoire, la vraie, elle aussi tragique de nature, n’en finit plus de couler dans les veines de notre artiste. Son père, Muhamed Hamo Bilal, fut l’un des proches du maréchal Tito, réflexe nationaliste oblige, mais refusa d’adhérer au Parti communiste yougoslave, autre réflexe antitotalitaire l’obligeant à émigrer en France. Et c’est à l’occasion d’un livre par lui consacré à Shakespeare que cet homme si discret livre ces quelques réflexions recueillies par la journaliste Anna Cabana, dans La Tribune de ce dimanche. À cette occasion, Bilal fait preuve d’une euphorie mesurée : « Je pense que l’Occident est en train de s’effondrer sur lui-même. Je suis profondément écœuré par la situation et le comportement de la majorité des politiques. » Et le même de poursuivre : « On a laissé le cheval de Troie entrer. Cela fait trente ans que j’annonce à mes copains qu’avec l’islamisme, on est foutus. »
D’où son désarroi devant le pas de deux d’Emmanuel Macron à propos de la manifestation contre l’islamisme tenue il y a peu : « Il aurait dû dire que la marche était ouverte à tout le monde ! » Au lieu de ça, des pudeurs de gazelle qu’Enki Bilal déplore aujourd’hui : « Quel manque d’intelligence ! Ça renforce Marine Le Pen, parce que les gens ne sont pas dupes. Je ne défends pas le RN. Bien sûr que Jean-Marie Le Pen était antisémite. Mais, en les ostracisant, on leur fait gagner des voix. À moins que ce ne soit fait exprès… »
Confusion entre Europe et Occident ?
Il n’empêche : le même Jean-Marie Le Pen, quels que soient tous les péchés que « celles et ceux » (paraphrasons Macron) veulent bien lui faire porter, fut l’un des hommes politiques de premier plan à s’opposer aux bombardements de l’OTAN sur la Serbie, en 1999. Comme quoi « l’Occident » n’est pas forcément « l’Europe ». D’autant qu’en la circonstance, cet « Occident »trop souvent donné pour « chrétien » à la fois par les évangélistes américains et les islamistes orientaux ne voit aucun problème à armer une Albanie islamiste pour mieux saccager la Serbie orthodoxe. Tout comme Israël n’hésite pas à armer l’Azerbaïdjan musulman contre l’Arménie chrétienne.
Cette possible contradiction, à la fois sémantique et politique, entre « Europe » et « Occident », nous l’avons évidemment soumise au principal intéressé. Lequel nous a répondu qu’il n’avait « malheureusement » pas le temps de nous y répondre. Non sans préciser : « Ma remarque sur l’Occident est très générique, je le sais, et c’est une phrase qui est devenue titre… Elle ouvre en effet toutes vos remarques et questions sur lesquelles je suis globalement d’accord… »
Enki Bilal prouve que l’on peut avoir le pinceau sûr et la cervelle bien affûtée. Qu’il en soit ici chaleureusement remercié.
source Boulevard Voltaire